Franklin D. Roosevelt, 1936. photo : U.S. National Archives wikipedia creative commons
Gauche de gauche, gauche de droite
Par une déformation de lecture dont on ne sait plus ce qu’elle doit à
une incompréhension feinte ou à la simple bêtise, les éditorialistes se
sont plu à entendre une mention à la « gauche
de la gauche » quand
la tribune publiée il y a quatorze ans par
Pierre Bourdieu en appelait, elle, à une « gauche
de gauche »
– formidable pouvoir des mots qui en deux signes à peine modifient du
tout au tout le sens d’un propos. Il est vrai que les intérêts à ne pas
comprendre étaient trop puissants pour que Bourdieu ait la moindre
chance d’être entendu, qui n’avait aucune intention de disserter sur les
mouvements (symptomatiquement) dits d’« extrême-gauche », et seulement
celle d’appeler « la gauche » à être de gauche – si ça n’était pas trop
demander.
Mais quelle « gauche » ? Bien sûr celle qui s’accroche au label comme
à son dernier oripeau symbolique, héritière ayant depuis belle lurette
dénoncé l’héritage, le parti socialiste au socialisme parti, mais
maintenu dans ses titres de créance politique, comme un malade en phase
terminale sous respirateur, par un univers médiatique confusément
conscient d’avoir aussi à se sauver lui-même, et décidé à investir dans
ce combat-là toute son autorité véridictionnelle – ceux des
éditorialistes qui veulent continuer d’avoir l’air de gauche doivent
donc réputer « de gauche » les politiques avec lesquels ils font peu ou
prou cause commune.
C’est cette sorte de solidarité inavouée qui conduit
Libération à titrer pleine page un énorme
« De gauche »
(1) au lendemain du discours de François Hollande au Bourget,
implacable et désastreuse logique où passent à la fois l’ombre de la
dénégation, le désir forcené de croire soi-même à ses propres énoncés et
d’y trouver un semblant de réassurance,
a contrario l’importune
révélation d’un doute profond qui suit de devoir réaffirmer ce qui
normalement devrait aller sans dire – et manifestement ne va pas de
soi : quiconque éprouve-t-il le besoin d’informer que Sarkozy est « de
droite » ? –, enfin l’espoir d’un résidu de pouvoir performatif par
lequel les assertions éditoriales parviendraient encore à faire être ce
qu’elles énoncent. Hélas, solidaires dans la certification mutuelle de
leur identité « de gauche », éditorialistes et hiérarques « de la
gauche » sont solidairement emportés lorsque, mentionnant « la gauche de
la gauche », ils laissent maladroitement entendre
ipso facto que « la gauche », leur « gauche », n’est finalement pas très de gauche.
Et le fait est qu’elle ne l’est pas beaucoup… supposé même qu’après
deux décennies de conversions à tout, il y ait encore le moindre titre
auquel elle le soit. Si pourtant l’on veut pouvoir soutenir d’une
manière moins intuitive que « la gauche » manque jusqu’à la raison
d’être tautologique qui devrait la faire être de gauche, encore faut-il
se doter d’un critère de la gauche, mais d’un critère qui ne peut en
aucun cas être celui des étiquettes ordinairement distribuées par les
prescripteurs du débat public dont on sait qu’ils disent le parti
socialiste « de gauche » comme on compte encore la puissance des
voitures en « chevaux vapeur » : par habitude, inertie, paresse
intellectuelle, et sans plus avoir le moindre sens des mots. Parfois
l’appareil socialiste se souvient qu’il a encore la possibilité de payer
en simples oblats verbaux – alors il dit « justice sociale » ou
« inégalités » (il est contre). Mais que dit-il quand il est question de
joindre le geste à la parole ? Si peu qui soit de nature à rapporter
ces effets à leurs causes, et en fait rien à propos du cadre structurel
qui les détermine vraiment. Car voilà ce qu’on pourrait dire à propos de
la gauche, de la gauche de gauche : elle est un certain rapport au
cadre.
Gauche/droite : une affaire de cadre
Mais quel cadre ? Celui que tous les « indifférenciateurs »,
ex-Fondation Saint Simon, actuelle République des idées, fondations
Terra Nova ou Jean Jaurès, les unes jadis préposées au rapprochement de
« la droite modérée et de la gauche intelligente » (ou l’inverse), les
autres aujourd’hui précepteurs de la « gauche de gouvernement », ont
promu depuis presque trois décennies pour en faire un impensé, en tout
cas un inquestionnable du débat politique, le cadre à l’intérieur duquel
sont autorisées à s’exprimer les seules différences légitimes, par là
nécessairement secondes, et à l’extérieur duquel il n’y a plus que des
questions inqualifiables, posées par des questionneurs disqualifiés,
soit : le primat de la finance actionnariale, le libre-échange,
l’orthodoxie de politique économique sous surveillance des marchés
financiers, c’est-à-dire synthétiquement… la construction européenne de
Maastricht-Lisbonne !
Or pour qui cherche vraiment le fin mot des inégalités et des
formidables régressions imposées au salariat, c’est bien dans ce
triangle qu’il faut chercher :
1) la contrainte actionnariale telle qu’elle impose des objectifs de
rentabilité financière dont les masses salariales sont la variable
d’ajustement (contrainte actionnariale qui n’est certes pas
directement promue par le traité européen… mais contre laquelle on ne lutterait qu’au prix d’une suspension de son
article 63 interdisant toute entrave aux mouvements de capitaux (2) ;
2) le libre-échange dont les principes de concurrence non distordue
imposent les pires concurrences distordues (avec des pays dont les
standards sociaux et environnementaux sont pour l’heure sans rapport
possible avec les nôtres) ;
3) un modèle de politique économique quasi constitutionnalisé par le
traité européen qui organise délibérément sa propre tutelle par les
marchés financiers (l’article 63 encore) et consacre la prééminence des
créanciers internationaux au point d’en faire les nouveaux ayant-droit
prioritaires des politiques publiques :
leurs demandes d’austérité passeront
avant toutes les autres, et notamment celles des corps sociaux.
Il n’est pas inexact de dire parfois qu’« il n’y a pas alternative »,
mais à la condition – hors laquelle le fait d’escroquerie intellectuelle
est constitué – d’ajouter aussitôt qu’une proposition de ce genre n’a
de validité qu’à l’intérieur d’un certain cadre, et sous la prémisse
implicite de ne pas toucher à ce cadre. Or si dans le « certain cadre »
il n’y a pas d’autre solution possible, il y a néanmoins
toujours la
solution de sortir du cadre. Et de le refaire. Les choses deviennent
alors étrangement simples sous cette perspective : être de gauche, c’est
être prêt à attaquer le cadre. Si la gauche de gauche est un certain
rapport au cadre, alors voilà quel il est : de liberté et de
souveraineté.
L’éternel retour du refoulé européen
Le cadre actuel est parfaitement visible et connu de tous. C’est le
cadre européen de Maastricht-Lisbonne. La question – décisive – est
alors la suivante : qu’a donc à dire à propos de ce cadre le candidat
estampillé « de gauche » par le journal « de gauche »
Libération ?
Par une de ces infortunes qui ruinent les plus belles promesses,
François Hollande doit faire campagne alors que les parlements
délibèrent du MES (Mécanisme européen de stabilité) et du TSCG (Traité
sur la stabilité, la coopération et la gouvernance), soit deux
dispositions qui, bien malencontreusement, viennent rappeler la chose
que toutes les campagnes présidentielles passées, par là réduites à
l’insignifiance, s’étaient efforcées de faire oublier :
il y a ce cadre et nous sommes
dedans…
Et comble de malheur, ces deux traités, aussi peu respectueux des
embarras que des calendriers de « la gauche » française, n’ont pas
d’autre objectif que de le resserrer et de le durcir, mais à un point
inimaginable.
Responsable du pôle « Europe » dans l’équipe du candidat « socialiste »,
Christophe Carèsche dit à voix haute et intelligible sa terreur de voir
« ressusciter le débat sur l’Europe de 2005 » (3).
Ca n’est pas la chose elle-même – le cadre – qui lui fait peur, c’est
qu’on doive en parler. C’est que les stratégies de l’évitement et de
l’escamotage n’ont qu’un temps… et, fatalité sans doute analogue à celle
du refoulé, les débats dérobés sont simplement condamnés à l’éternel
retour. C’est en tout cas à ce genre de refus, refus de tout ce qui
pourrait conduire à devoir prendre position sur le cadre, que s’exprime
le mieux le désir profond de n’en rien toucher, et l’on en vient à se
demander quels degrés de destruction sociale les austérités européennes
devront atteindre, quelles quantités de chômeurs, de pauvres dans les
rues, quelles régressions sociales et sanitaires il faudra connaître
pour qu’un jour le parti socialiste se décide à considérer qu’
il y a un problème avec cette Europe.
À l’évidence, ces seuils sont encore très loin et, pour l’heure, les
hommes du candidat n’ont trouvé à dire que leur inquiétude… de
l’inquiétude des investisseurs :
« Il (François Hollande)
est plutôt hostile à un défaut qui risque d’augmenter la défiance des investisseurs » (Jérôme Cahuzac) ;
« On
peut dire que baisser le Smic n’est pas la solution pour résoudre la
question de la dette, mais aller au-delà c’est prendre le risque que la
Grèce ne trouve les relais de financement » (Karine Berger,
économiste de l’équipe de campagne) (4). L’idée qu’il pourrait être
temps d’envisager de soustraire le financement des déficits à l’emprise
exclusive des marchés de capitaux ? Elle ne leur traverse pas l’esprit
un instant. Il est vrai que c’est là le genre de proposition qui a pour
effet de « ressusciter les débats » qu’on voudrait morts – dit plus
précisément : de s’en prendre au principe cardinal du modèle européen de
politique économique, alias commencer à sérieusement craquer le cadre.
Mais il y a beau temps que, dans une démonstration d’expiation sans fin
du péché de 1981, l’équipe socialiste s’est installée dans la position
du magistère orthodoxe, faisant assaut d’hypercorrection, donnant la
leçon à la droite
incapable de garder le triple A,
se faisant forte, elle, de le reconquérir, sans qu’un seul instant lui
vienne à l’idée que ce critère, qui enferme à soi seul l’empire de la
finance sur les politiques souveraines, est la métonymie de ce qu’il
faut détruire et non de ce qu’il faut servir.
Entre flou artistique et aviron dans la semoule, le candidat fait savoir
qu’il renégociera les traités, au moins le TSCG. Un autre journal de
« la gauche »,
Le Monde (?), conclut à ce propos que
« M. Hollande ne doute pas de sa capacité, une fois élu, à infléchir le cours des choses ».
Le problème c’est que nous si. Et avec quelques bonnes raisons. Il
s’est trouvé fort peu de personnes, en tout cas dans cette presse, pour
rappeler qu’en 1997, M. Jospin pendant la campagne des législatives
avait juré ses grands dieux qu’il ne ratifierait pas le traité
d’Amsterdam sauf trois conditions impératives – un gouvernement
économique pour compenser le poids de la BCE indépendante, un
rééquilibrage de la future parité de l’euro, une renégociation du
« pacte de stabilité » –, trois conditions évanouies en à peine deux
semaines de gouvernement...
C’est que la liste est si longue des renoncements, des conversions et
des trahisons de « la gauche » qui n’est pas de gauche, la gauche de
droite, en tout cas d’après ce
criterium simple : être de
droite, c’est vouloir ne pas changer le cadre ; être de gauche, c’est
vouloir le transformer – et même 75% de taux supérieur d’imposition ne
qualifient pas à être de gauche, qui ne font que réparer à la marge les
dégâts d’inégalité
à l’intérieur du cadre, inaltéré.
« Gauche et droite, ça ne veut plus rien dire » pontifient les experts
de plateau – ânerie monumentale, adéquate au dévoiement général des
mots, mais vérité pénible si l’on s’en tient à la chose qu’ils ont
décidé d’étiqueter « la gauche ». Même Nicolas Sarkozy finit par s’y
tromper qui dans sa déclaration de candidature dit
« la droite comme la gauche » avant de se reprendre
« la droite contre la gauche ».
Il est vrai que lorsqu’on a chaleureusement accueilli Bernard Kouchner,
Jean-Pierre Jouyet, commandé rapport à Jacques Attali et loupé de peu
Manuel Valls, il y a de quoi s’y perdre soi-même – on notera en passant
avec quel talent les trois renégats s’en sont retournés au bercail
« socialiste » où ils ont d’ailleurs aussitôt retrouvé le gîte et le
couvert.
Tiens, en passant, c’est le même Jean-Pierre Jouyet qui avertit sans ciller début janvier que
« la campagne va être sous surveillance de la finance »
Et ? Et… rien. Pas de problème particulier. La finance des marchés
obligataires a déjà bien en main le pouvoir de conformer les politiques
économiques selon ses intérêts exclusifs, Jean-Pierre Jouyet trouve donc
simplement logique que la campagne doive se montrer respectueuse, c’est
vraiment la moindre des évidences, du cadre où elle nous tient.
Contester le cadre ? Mais quelle idée !
Il fallait donc une crédulité enfantine ou bien le goût du frisson pour
vibrer avec François Hollande désignant la finance, son ennemie sans
visage. Mais comme jadis Lionel Jospin – quoique cette fois-ci avant
même l’élection ! – la paix a été faite avec « l’ennemie » à peine la
guerre déclarée ; et le passage-éclair de
François Hollande à Londres pour rassurer la City
quant à l’innocuité de ses intentions réelles, rendre hommage à Tony
Blair et écarter lui-même l’hypothèse – extravagante – qu’il pourrait
être un
« idéologue de gauche » (5), restera sans doute dans
l’histoire de « la gauche » comme l’un de ces moments de reniement et
d’apostasie dont se nourrissent la Grande Indifférenciation, l’idée que
« gauche » et « droite » ne veulent plus rien dire, fausse en général
mais vraie dans le cas présent, et, à la fin des fins, un FN à 20%, lui
bien décidé à profiter de la confusion des semblables pour recréer des
différences.
Espoirs et désespoirs d’une critique de gauche en période électorale
Il faut sans doute reconnaître que ça n’était pas une idée bien fameuse
de s’engager à écrire cette tribune à ce moment de la campagne où
typiquement il devient impossible de dire quoi que ce soit qui puisse
dominer l’intensité des (légitimes) angoisses d’une réélection de
Sarkozy, et où toute critique du candidat « de gauche » est
immanquablement reçue comme « faisant le jeu » de l’adversaire de
droite. De la même manière qu’il serait opportun de purger le débat
économique du mot « réforme », il faudra pourtant bien un jour
débarrasser le débat politique de « faire le jeu », cette
objection-écran bien faite pour ne jamais poser les problèmes –
envisager la démondialisation, par exemple, c’est « faire le jeu du
FN »…
Car après tout il y a deux manières de faire face à la situation
présidentielle : la première qui, d’angoisse incoercible, ne s’accorde
plus la moindre liberté électorale et s’enferme avec acharnement dans le
discours du « vote utile », négation du principe même d’un scrutin à
deux tours !, mais désormais portée à un tel point d’affolement qu’elle
en vient à contaminer jusqu’aux primaires : soit quatre tours de
scrutin, mais surtout voter utile dès le tout premier ! Rousseau avait
déjà souligné, à l’endroit du peuple anglais, l’illusion qui consiste à
se croire politiquement libre quand on n’a la parole qu’à l’occasion du
vote, avec prière de retourner au silence de la passivité pour les cinq
ans qui suivent. Mais qu’aurait-il pensé de cet argument du « vote
utile » qui demande en plus d’aliéner cette « liberté » dès les tours de
scrutin où elle pourrait être exprimée ?
On dira que la manière inverse ne mène pas bien loin et qu’elle n’a pour
elle qu’un mouvement d’humeur : celui qui n’en peut plus de la prise
d’otages par laquelle le parti socialiste ne s’efforce même plus
d’ajouter le moindre argument substantiel à la simple phobie anti-droite
– habitude maintenant contractée de longue date, mais qui se souvient
du slogan exhaustif de sa campagne pour les législatives de 1986
« Au secours, la droite revient ! » ?
Mouvement d’humeur cependant qui a au moins la vertu de rappeler en
quoi consiste vraiment la différence droite-gauche, et aussi de faire
faire son chemin à l’idée que pour se débarrasser de la prise d’otages
il faut se débarrasser des structures qui arment la prise d’otages – en
l’occurrence le scrutin présidentiel même, qu’il est temps d’envoyer aux
poubelles de l’histoire.
Et puis l’on entendra inévitablement, d’exaspération et de panique
mêlés, les rappels au front uni, à la hauteur des enjeux et à
l’irresponsabilité de dénoncer la « gauche de droite », qui plus est « à
ce moment là », plutôt que de réserver ses traits à la droite tout
court (qui n’est pas de gauche). Mais que la droite soit, elle, conforme
à son concept, il n’y pas grand-chose à y objecter, juste à la
combattre – mais en étant de gauche. C’est que « la gauche » devienne de
droite l’anomalie qui crève les yeux et – paradoxe oculaire – finit par
se voir. Il faut donc prendre au pied de la lettre les inquiets qui ne
jurent que par le salut de « la gauche » : ils veulent réserver la
critique à la droite ? C’est parfait : c’est toute la droite-du-cadre,
et elle seulement, qui y aura droit.
Hollande, Obama… Roosevelt
Alors oui, il est probablement sans espoir de rappeler aujourd’hui que
la droite modérée, c’est-à-dire le parti socialiste, rend toujours aussi
actuel l’appel à « une gauche de gauche », cette pathétique
supplication pour que la gauche soit de gauche. Mais qu’est-il permis
d’attendre du débat politique un 2 mars, à deux mois du scrutin ? À peu
près autant que d’un avertissement aux prévisibles désillusions d’une
présidence Obama qui aurait été formulé en octobre 2008... Obama dont
précisément
François Hollande déclare qu’il « pourrait avoir les mêmes conseillers que lui »….
Heureuse référence, mêlée d’un touchant accès de candeur, par laquelle
Hollande nous laisse entrevoir en quelques mots ce qu’il est raisonnable
d’espérer de son éventuelle présidence, à savoir rien – comprendre rien
de significatif si l’on entend par là de s’en prendre vraiment,
c’est-à-dire autrement qu’en mots, aux causes structurelles qui
déterminent les plaies contre lesquelles on prétend vouloir lutter :
chômage, inégalités, précarité, souffrance salariale, régression de
l’Etat social, etc.
C’est que le bilan d’Obama ne plaide pas exactement pour qu’on s’en
fasse un blason : qu’en reste-t-il si l’on met de côté la réforme de la
sécurité sociale propre au contexte étasunien ? On attendait d’un
président démocrate arrivant au pouvoir avec une opportunité historique
en or, deux mois après la faillite de Lehman, qu’il brise les reins de
la finance – mais la loi de régulation financière
(Dodd Frank Act) est
un ventre mou offert à tous les contournements et à toutes les
éviscérations par le lobby de l’industrie financière, sinistre
préfiguration de l’ersatz hollandais qui désigne peut-être un ennemi
sans visage mais se prépare à l’affronter sans mains.
La finance déréglementée peut donc avoir mené le monde au bord du chaos
et il ne se trouve nulle part aucune volonté politique pour
l’arraisonner vraiment (6). C’est que l’on ne crée pas d’espace de
régulation financière sérieuse sans revenir sur le dogme de la parfaite
liberté de mouvement des capitaux, c’est-à-dire sans ajouter des
restrictions et des protections capables de rendre viable la
dénivellation réglementaire avec un extérieur faisant le choix de
demeurer dérégulé (ou faiblement régulé)… donc sans devoir passer sur le
corps de l’article 63 du traité de Lisbonne – encore...
Mais quelle est exactement cette « gauche » dont il ne se trouve aucun
leader capable d’une parole à la hauteur de la situation au moment même
où le capitalisme convulse ! La référence à Obama qui se voulait
avantageuse est en fait tragique. Car ceux qui attendaient du président
étasunien un nouveau Roosevelt, confronté à une crise historique en
effet semblable à celle des années 30, en ont été rapidement pour leurs
frais. Le séisme n’a donc pas encore été suffisamment important pour que
cette « gauche » passée à la Javel soit de nouveau capable d’apercevoir
que le capital libéré de tout détruit la société, qu’il y a des
classes, que ces classes sont en lutte, qu’il lui appartient,
normalement, dans cette lutte, de prendre parti.
Mais Obama, effrayé par ses premières audaces (?), n’a rien eu de plus
pressé que de cajoler à nouveau Corporate America, de l’assurer de sa
fidélité, et finalement d’épouser ostensiblement sa cause ; n’a-t-il pas
d’ailleurs nommé
Jeffrey Immelt,
président de General Electric et sorte de parangon du grand capital, à
la tête de son Groupe de conseillers économiques (Economic Advisory
Panel) ? – la voix de son maître…
En 1936, au Madison Square Garden, en campagne pour sa ré-élection,
Roosevelt, confronté aux forces réactionnaires du capital, arc-boutées
dans la préservation de toutes leurs licences, Roosevelt, donc, fait de
la politique à la hauteur de l’histoire :
« Nous avons à lutter
contre les vieux ennemis de la paix – le business et les monopoles
financiers, la spéculation, les banques déchaînées (…) Ceux-là ont
commencé à faire du gouvernement des Etats-Unis une simple dépendance de
leurs affaires (…) Jamais dans notre histoire ces forces n’ont été
liguées comme aujourd’hui contre un candidat. Elles sont unanimes dans
la haine qu’elles me portent – et j’accueille cette haine avec plaisir. »
On se prend à rêver d’un candidat socialiste qui n’aurait pas oublié le
sens du mot socialiste, et qui se ferait un honneur de défier les
forces de l’argent, d’entrer en guerre ouverte contre elles, et de s’en
faire détester. On se réveille, et l’on sait dans l’instant que l’époque
contemporaine attendra encore un moment son Roosevelt.
photo : Sylvhem
wikipedia CC
Frédéric Lordon est directeur de recherche au CNRS. Il a récemment publié D'un retournement l'autre,
comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins (Seuil, 2011) ; Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza
(La Fabrique 2010). Il tient également le blog du Monde Diplomatique
La pompe à phynance .
(4) Id.